Au début, mais personne n'est là pour le rapporter, il y eut le big bang, dont les sismographes les plus sensibles décèlent encore l'écho. La matière inanimée, sans attendre qu'un poète le lui suggérât, se dota d'une âme. Les choses se mirent en expansion... Les hommes savent désormais que l'univers, comme l'Histoire, n'ont pas de fin. Le monde, il faut s'en convaincre, est perpétuellement ouvert. C'est pointer l'importance de l'énergie, du mouvement. Un écrivain ne prétendra pas le contraire, qui entretient comme ses pairs, et Proust n'est pas le moindre exemple, d'étranges rapports à l'asthme, au souffle. Manière de mettre le corps en jeu, sans doute…

La métonymie littéraire n'est pas fortuite. Tout comme la littérature, la peinture n'est pas là pour octroyer un supplément de décence. Elle constitue, ainsi que le roman, un mode de la pensée. Que vaut une toile sans une trajectoire, une moindre secousse, qui l'ébranle ? La peinture moderne est le territoire d'inscription privilégié du tragique de l'homme. Elle donne forme à cette fatalité que codifient les songes parasites qui se faufilent dans le labyrinthe de nos souvenirs et de nos rêves...
Au principe de dépense, cette dépense abstraite, qui s'en irait à vau-l'eau, au vide, Monique Dollé-Lacour substitue sans controuver la dialectique, celui d'énergie. Le lyrisme est, chez elle, opposé à l'inertie. Elle s'inscrit avec naturel dans le réel, dans le social, faute d'écraser l'intrigue sous le poids de la thèse. La relative violence, la tension qui traversent ses toiles sans lesquelles il ne peut y avoir d'œuvre, le cèdent s'il le faut à l'hédonisme. Leur structure narrative repose sur une logique assez nette. Sur cette architecture morcelée se greffe toute une série de plans, qui se recoupent à l'envi, de trompe-l'œil, de fausses perspectives, de citations et de collages.

Autant de digressions qui ne font qu'alterner pour mieux s'effacer, se fondre à l'ensemble. Monique Dollé-Lacour feint de détruire pour consolider davantage. Un fil rouge, un fil conducteur, court d'une balise l'autre.
L'œuvre est faite d'une coulée continue. Mais à chaque moment fort, son tempo, car elle ne craint pas les pastiches, les envolées, les débordements ; la surface pourra également être fragmentée, rendre divers points de vue, s'organiser autour d'effets d'écho, de parenthèses, de ruptures. Des touches sinueuses, modelées ; des touches courtes, sèches ; des rehauts qui fouettent les plages colorées ; l'écriture est charnue, musclée, riche de senteurs, de correspondances ; le style juteux, moiré, qui miroite de préciosités, tirant de la couleur, du graphisme tout leur suc... Il s'agit de ne pas laisser le fusain ou la touche tranquille... De rompre le tableau par des détails inattendus, des décrochements, bien que quelque chose de distant, de désincarné, laisse en suspension, et que l'atmosphère enveloppe, opère seule.
Pourtant la matière est toujours présente qui s'offre en spectacle. « Une tache en appelle une autre, un signe appelle un signe, une matière en induit une autre » confie Monique Dollé-Lacour qui semble en vouloir à la peau, à la surface, qu'elle y pratique des excoriations ou soit prodigue de tendres adoubements. Les couches successives, les chevauchements le proclament : la peinture hésite sur son statut : elle est là, qui se donne sans vergogne comme telle. Des pigments sont volontiers appliqués crûment, d'une matité très proche de celle de la terre.

Elle travaille à bras le corps. Il lui faut être rapide, étourdissante. Forte d'une honnêteté foncière, elle vit de l'intérieur l'aventure qu'elle brosse. Mais voilà qu'elle démarre à cet instant précis, debout devant une feuille de papier posée sur une table. Sentez les odeurs de térébenthine ; laissez couler votre regard, comme un voyeur grasseyant, sur les chiffons et sur les tubes... Je suis fasciné par les départs, qui récusent l'idée de tout avortement. L'investissement est physique, l'implication dirimante. Elle doit réapprendre à chaque fois ce qui a été désappris. Observez-la lacérer, gratter, brasser, malaxer, bousculer la syntaxe des formes. La segmentation n'est que d'apparence, elle chemine comme chemine la pensée qui s'élabore. Quel est donc le statut respectif du dessin et de la couleur dans sa peinture ? Ce sont les gestes de la gravure, les empreintes, les monotypes qui la nourrissent ; mais, à découvrir comment elle recense ses idées, ses impulsions, dans des esquisses, des pochades, j'ai le sentiment que le dessin est loin d'être le seul à l'emporter.
Monique Dollé-lacour s'est lancée dans des grandes toiles, le plus souvent de format carré. C'est un bonheur, car plus sa peinture s'agrandit, plus elle acquiert sa cohérence. Me faut-il avancer une facétie ? Elle a risqué l'échelle, bien qu'elle sût que cela portait malheur. Elle me semble plus à l'aise dans l'ampleur.

Il existe une forte tension dans le carré, dans les obliques qui écartèlent son centre emblématique, le blason. Car un autre carré se réfugie de nouveau sur un motif central, qui engage une réflexion sur le cadre. Des séjours en Bretagne, sur la côte d'Armor, ont amené des bleus, des verts, des bruns. Le rouge s'estompe, n'y voyez pas de malice. Ce sont les couleurs de la nature, champs de choux, marécages et ciels bleus aux infimes nuances, celles des granits roses, de pierres plus dorées, d'ardoises qui se délitent, saisis sous l'angle des saisons, des variations d'atmosphère, d'éclairage. L'argent, qui possède la propension à se dissoudre, se marie-t-il mieux à cette infinie palette de bleus ? Les paysages, transposés, sont des représentations mentales. La peinture prime.

Cobra, l'art primitif, l'art populaire, c'est l'apanage de la maturité de digérer les influences. Elle évoque sa sœur, petite, recopiant des peintures... L'enseignement, après des études artistiques, le lycée Renoir, les arts appliqués, les Beaux-Arts de Paris... Le recul introspectif... On l'a vue accrocher ses toiles aux cimaises du Grand Palais lors des journées portes ouvertes à Aubervilliers ou dans une galerie de la rue de Seine. Elle parle, sans être bavarde, de Miro, de Matisse ou de Vézelay. Des reproductions d'Alechinsky, de Gasiorowski, de Tal Coat, d'une statuette des Cyclades ou une photographie de Brassaï sont punaisées au mur de l'atelier.

Il me faudrait aussi aborder la question des repeints, le bourrage, l'accumulation, les agglomérations. Les « repentirs », liés à la mémoire, témoignent d'étranges remembrances et d'une nostalgie patente de la peinture classique. Dentelles, napperons, bois cirés : elle garde tout, s'encombre d'objets, s'entoure de signes. Les peintres goûtent la poésie ; elle lit Cendrars, Bernard Noël. Je l'entends parler de la fabrication du cidre, de cette manière qu'ont les paysans de stratifier des lits de pommes et de paille. Je découvre dans le recoin de l'atelier des masques, un étrange bestiaire. Je flaire les lieux, débusque des signes enfouis qui me réjouissent autant l'oeil que l'esprit. Une biche qui brame, c'est du moins ainsi que je la vois, possède une sauvagerie panthéiste, l'intériorité de la nature et la spontanéité d'un Frantz Marc. Autant de traces, de pistes... Cohérence : la boucle se boucle. J'aime la « pièce de Lausanne », comme je l'appelle, probablement par quelque apparentement obscur avec Dubuffet, ou l'affiche d'une exposition au musée de l'Art Brut, en Suisse romande... Il me suffit d'y porter le regard, d'en toucher l'encadrement (une sorte de jaquette poreuse que l'on dirait déjà imprégnée par son contenu) pour qu'un tremblement me saisisse. Le sens puise ici à trop d'archétypes pour qu'on n'en retienne que l'enveloppe formelle. Etranges suaires...

Avouons-le, le travail de Monique Dollé-Lacour, qui a choisi d'être radical, évolue : pris dans sa continuité, son mouvement, il se construit de plus en plus, par une pratique résolue, acharnée. Elle a tatonné, douté, avant de trouver son identité. Il devrait en aller ainsi de la démarche de tous les artistes, m'objectera-t-on... Elle avance en spirale, avec vigilance. La peinture condense le monde, elle le préfigure. Faut-il s'interroger sur le pourquoi de tout « ça » ? Il n'y a pas de message ; elle assume ses chemins d'errance... Sa peinture se réifie, elle s'assouplit, sans qu'il ne soit besoin d'expliciter la contradiction d'apparence. Elle reflète la vie, en prise sur le passé, comme un lointain rappel de l'excellence.